Que mangent les poissons qu'on mange ?
Vous aimez le saumon ? Lui aussi apprécie le poisson. A l'état sauvage, il le consomme en quantité, frétillant dans les eaux vives. Dans les fermes d'aquaculture, il en mange aussi, sous forme de farines et d'huiles intégrées à son alimentation. Rien d'anormal à cela : le saumon est carnivore, comme le bar, la daurade ou les truites. Quand on élève ces animaux, autant leur donner la nourriture qu'ils préfèrent, qu'ils digèrent le mieux et qu'ils transforment le plus efficacement en chairs vouées à finir dans nos estomacs.
Pour les associations de défense de la nature, ce bilan est très négatif. Le chiffre qu'elles citent couramment est de plus de 5 kilos de poissons pêchés pour produire un kilo de saumon. Pour les aquaculteurs, cette proportion est largement exagérée. Elle ne tient compte ni de la diversification de l'alimentation des saumons en cage, qui ne cesse de progresser, ni de cet élément de comparaison majeur : à l'état sauvage, le saumon dépense beaucoup plus d'énergie pour se nourrir que dans une ferme, où l'aliment lui tombe presque dans la bouche. Pour grossir d'un kilo, un saumon en liberté doit donc absorber 7 kilos de proies.
En tripatouillant un peu les calculs, les
experts de l'Organisation internationale de
producteurs de farine et d'huile de poissons
trouvent un rapport inférieur à 1,7 kilo de
poissons pêchés pour 1 kilo de saumon
produit dans les fermes.
"C'est largement exagéré dans l'autre
sens", tranche Sadasivam Kaushik,
l'ancien responsable du laboratoire INRA de
Saint-Pée-sur-Nivelle, dont les calculs
placent l'indice actuel du saumon d'élevage
un peu au-dessus de 3 kilos de poissons
pêchés pour un kilo produit. Pour lui, ces
controverses autour d'un FIFO que chacun
cuisine à sa sauce ne doivent pas masquer le
fait que "l'aquaculture reste le moyen le
plus efficace de produire de la protéine
animale".
D'après le rapport de la FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture) sur la " situation mondiale des pêches et de l'aquaculture " en 2008, cet essor a fini par placer les crevettes de mer en tête des espèces consommatrices de farines de poisson (les crustacés d'eau douce arrivent en sixième position) et au quatrième rang pour la consommation d'huiles.
Cette dépendance apparaît d'autant plus forte que nombre de familles de crevettes, principalement carnivores, ont beaucoup de mal à grossir sans manger des protéines animales. Les pratiques varient toutefois fortement selon les régions. "A Madagascar, on trouve les élevages parmi les plus sophistiqués, explique Jean-François Baroiller, du Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement). Grâce à des techniques de pointe, très coûteuses, les taux de mortalité sont réduits à 5 %."
Le recours aux farines de poisson est dans ce cas généralisé. " En Asie, on pratique l'élevage dans les étangs côtiers d'eau saumâtre. On ne donne pas d'aliments aux crevettes, qui se nourrissent de micro-algues renouvelées par les marées. Les taux de mortalité sont proches de 95 %. Mais ces élevages sont plus rentables que ceux de Madagascar parce que le seul coût, c'est l'achat des larves. Le reste, c'est la nature qui le fournit."
Ce qui est plus étonnant, c'est que, depuis une vingtaine d'années, d'autres créatures aquatiques, qui n'y tenaient pas plus que ça, se sont mises aussi à manger du poisson. Ces bêtes, nous ne les reconnaîtrions sans doute pas sur une photographie.
Soit parce que nous ne les fréquentons qu'en filets sous film plastique, sur les étals des supermarchés. C'est le cas du tilapia, originaire des eaux douces ou saumâtres d'Afrique, devenu le symbole de l'aquaculture mondialisée depuis qu'il est élevé dans toutes les zones chaudes de la planète.
Soit parce qu'elles demeurent très éloignées de nos assiettes et, sans vouloir les vexer, de nos centres d'intérêt. Comme les carpes chinoises, élevées, depuis quatre mille ans, dans les étangs de l'empire du Milieu à la manière des cochons de nos campagnes. Rebuts de la production agricole, déjections des volailles et restes des repas : tout part à l'eau, là-bas, pour faire prospérer planctons et algues qui nourriront les poissons.
L'AQUACULTURE, TROP DÉPENDANTE DE LA PÊCHE
Carpes chinoises et tilapias sont en effet principalement herbivores, sans pour autant se comporter en intégristes de cette pratique. Opportunistes, ils peuvent compléter leur régime avec insectes et autres invertébrés. Aussi, lorsque les éleveurs leur ont proposé de la farine de poisson afin d'accélérer leur croissance, ils n'ont pas rechigné. C'est là que tout s'est compliqué.
Car des tilapias, et surtout des carpes, il s'en élève énormément. Beaucoup plus que des saumons et autres carnivores de nos contrées. La Chine n'est pas pour rien, de très loin, le premier pays d'élevage aquacole au monde. En centaines de milliers de tonnes cumulées, les petits 5 % de farine de poisson incorporés dans les rations de ces espèces, qui pourraient s'en passer, pèsent autant que les proportions bien plus larges (de 30 % à 50 % selon les âges) servies au saumon.
Ils accentuent encore ce défaut congénital de l'aquaculture, qui lui donne l'aspect d'une "révolution du néolithique" inachevée. Souvenirs du collège : le néolithique est la période de la préhistoire où les hommes, plus ou moins rapidement, cessèrent de dépendre de la chasse et de la cueillette pour leur alimentation, grâce à la naissance de l'agriculture et de l'élevage.
Huit mille ans plus tard, l'essor des fermes à poissons aurait pu parachever cette évolution. Mais l'aquaculture est un élevage qui dépend encore trop d'une chasse, la pêche en l'occurrence. Une partie de sa nourriture est toujours prélevée dans la faune sauvage de nos océans. Et son succès a encore rendu plus urgent de desserrer ce lien.
CONVERTIR LE SAUMON
Pour la première fois de l'histoire, l'aquaculture déposera, en 2010, plus de poissons dans nos assiettes que ne l'a fait la pêche traditionnelle, menacée par la raréfaction de ses espèces de prédilection. Cette inversion des courbes devrait s'amplifier dans les années qui viennent. Et avec elle, les responsabilités des éleveurs et chercheurs qui doivent trouver comment alimenter les poissons qui nous nourrissent, sans vider davantage les océans.
Répondre à cette demande revient à tenter de résoudre une équation dont les termes ne cessent de bouger : la psychologie des hommes et les comportements des poissons, les goûts des uns et des autres, les règles de santé publique, les modes nutritionnelles, la concurrence entre bouches à nourrir, la préservation de l'environnement et, bien évidemment, les rendements et les coûts des nouvelles pratiques à inventer.
Dans ce jeu des échanges de régimes alimentaires, comme toujours, ce n'est pas l'homme qui devrait avoir à se résoudre aux plus grands sacrifices. Ni la carpe chinoise ni le tilapia d'ailleurs, qui peuvent toujours revenir à leurs goûts naturels. Le grand enjeu, c'est d'arriver à convaincre nos carnivores préférés, le saumon et ses congénères, de bien vouloir devenir végétariens.
Pour l'heure, ils ont déjà fait de gros efforts. Dans leur ration, la part des farines et des huiles de poisson n'a cessé de décroître au fil des dernières années. Ils n'avaient pas vraiment le choix. Les hommes ne peuvent pas prélever plus de poisson-fourrage que ce qu'ils pêchent actuellement sans menacer la pérennité d'espèces cruciales pour leur milieu.
Anchois, merlans bleus, sardines, maquereaux, harengs, chinchards, autant d'"espèces pélagiques qui prolifèrent en se nourrissant de plancton, puis sont à leur tour mangées par des prédateurs", explique Philippe Cury, directeur de recherche à l'Institut de recherche pour le développement (IRD). "Cela leur donne une place intermédiaire très importante dans la chaîne alimentaire. Et la surpêche a déjà fait disparaître certaines de ces populations, comme les sardines de Californie, dans les années 1950. Aujourd'hui, il n'y a plus un poisson pélagique le long des côtes de Namibie."