Peut-on encore sauver le thon rouge ?
[ 13/11/09 ]
La Cicta, l'organisation chargée de la gestion des thonidés, doit voter ce week-end, au Brésil, les nouveaux quotas de prises de thon rouge. Pêcheurs et écologistes s'affrontent, tandis que les stocks diminuent dangereusement. A l'heure où la pêche illégale représente au moins 20 % des prises mondiales, toutes espèces confondues, le dossier prend une dimension exemplaire.
Le thon rouge, dernier acte ? Depuis des années, pêcheurs et protecteurs de la nature s'affrontent autour du Thunnus thynnus, ce poisson à la chair si tendre, qui peut traverser l'Atlantique en moins de cinquante jours et dépasser les 500 kilos à l'âge adulte. Un grand migrateur, traqué sur ses lieux de reproduction, essentiellement en Méditerranée, par des flottes de plus en plus sophistiquées, prêtes à tout pour ce mets de choix, qui fait les délices des Japonais dans les restaurants de sushis et de sashimis de luxe de Tokyo. A Recife, au Brésil, la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l'Atlantique (Cicta) réunit jusqu'à dimanche ses 48 parties contractantes (47 Etats et la Commission européenne, qui négocie au nom des Vingt-Sept) pour décider du sort de ce seigneur, devenu le symbole de la surpêche et de l'incapacité des Etats à gérer une ressource commune.
Créée en 1969, la Cicta est la plus ancienne des organisations régionales de gestion des pêches, ces institutions intergouvernementales chargées d'établir les mesures de protection et gestion de la pêche en haute mer. Son domaine couvre une trentaine de thonidés ou apparentés (thon rouge, listao, albacore, germon, obèse, espadon, makaire, bonite, ­requin…) de l'Atlantique et de la Méditerranée, pour mettre en oeuvre une « gestion basée sur la science ». Or, sous la pression des Etats pêcheurs, au premier rang desquels la France, l'Espagne et l'Italie, elle n'a cessé depuis 1998 de fixer des quotas de prises supérieurs aux recommandations des scientifiques. En 2007, année paroxystique, la « conspiration internationale pour le carnage de thons de l'Atlantique », comme l'ont surnommée les écologistes, autorisait la pêche de 30.000 tonnes alors que son comité scientifique prônait un prélèvement maximal de 15.000 tonnes. Pis, les prélèvements culminaient à la fin de l'année à 61.000 tonnes !
La promesse non tenue de la France
De fait, les captures réelles ont oscillé entre 50.000 et 60.000 tonnes par an entre 1998 et 2007, tandis que les déclarations officielles des pêcheurs ont fluctué autour de 30.000 tonnes. Une dérive constatée avec l'apparition des fermes de grossissement, principalement en Espagne et à Malte. Les thoniers jettent leur senne tournante sur les bancs, remorquent les thons vivants dans des cages vers les fermes. Ni vu ni connu, des thons sous la taille réglementaire sont ainsi transbordés, puis engraissés pendant cinq à neuf mois avant d'être expédiés au Japon, où les enchères peuvent atteindre des sommets. Jusqu'à 70.000 euros pour un spécimen de 128 kilos en début d'année, soit 546 euros le kilo à la criée de Tokyo.
Le verdict est sans appel : « A 60.000 tonnes, la pêche ne durera plus longtemps, prévient Alain Fonteneau, directeur de recherche à l'IRD. Actuellement, la capacité de capture est quatre fois supérieure à ce que l'espèce peut supporter. » Sous la pression des associations écologistes (WWF, Greenpeace, Oceana), le rapport de force a désormais basculé. La principauté de Monaco, sur la base d'une consultation de 68 pays, a déposé la demande d'inscrire le thon rouge de l'Atlantique dans la Convention sur le commerce international des espèces menacées d'extinction (Cites). Ce serait la première fois qu'une espèce commerciale rejoindrait la liste « rouge » de la Cites. En annexe 1, comme le tigre ou le panda, son commerce serait totalement interdit. En annexe 2, étroitement encadré. Le 16 juillet au Havre, le président de la République, Nicolas Sarkozy, a déclenché l'enthousiasme des écologistes en déclarant que la France soutiendrait cette inscription. Las, quand la Commission européenne a proposé en octobre aux Etats membres de soutenir l'inscription en annexe 1, la France et six autres pays pêcheurs ont refusé.
Ports fermés aux pêcheurs illégaux
Un ultimatum est néanmoins lancé à la Cicta. Les Japonais, pour qui le thon rouge est aussi précieux que le foie gras pour les Français, ont lancé leurs ambassadeurs dans toutes les capitales pour plaider en faveur des pêcheurs. Particulièrement aux Etats-Unis, qui menacent de basculer dans le camp « vert » si des mesures sévères n'étaient pas adoptées. Aussi, pour éviter le pire, la Cicta doit voter ce week-end une nouvelle baisse drastique du quota de prises. Sachant qu'il s'agit d'une pêche dominée par des pays riches dans une mer quasi fermée, on comprend pourquoi du sort du thon rouge dépend tout espoir de lutte contre la pêche illégale et de gestion durable. « Derrière ce dossier, c'est la crédibilité de toutes les organisations régionales de ­pêche qui est en jeu »,convient Bertrand Wendling, directeur de la Sathoan, l'organisation des pêcheurs de Sète.
Partout, des navires industriels déciment les ressources halieutiques sans prendre en considération leurs possibilités de reproduction. 50 % des stocks sont exploités au maximum de leurs capacités, 30 % sont même surexploités. Sur toutes les mers du monde, des organisations régionales de pêche assistent, impuissantes, au torpillage de leurs règles de conduite tant par leurs propres ­pêcheurs que par des navires sans foi ni loi battant pavillon de complaisance. La pêche dite « illégale », soit par absence de licence, soit par dépassement des quotas, soit dans des zones interdites ou à l'aide d'engins bannis, comme les filets maillants dérivants, représente au moins 20 % des prises mondiales et sans doute plus de 10 milliards d'euros de chiffre d'affaires ! Au large des côtes de l'Afrique subsaharienne, elle compte même pour la moitié des prises, soit un vol de plus de 1 milliard d'euros. « De 1969 à 1990, notre pays n'a perçu que 0,004 % de la valeur des millions de tonnes prises au large de nos côtes », soulignait récemment le ministre des Pêches de Namibie, le docteur Abraham Iyambo, lors d'un colloque organisé à Londres.
Premier importateur mondial de produits halieutiques, l'Union européenne estime qu'environ 10 % de ses importations pour plus de 1,1 milliard d'euros proviennent de pêches illicites. La FAO a conclu en septembre un accord international qui permet d'interdire l'accès aux ports des navires soupçonnés de pêche illégale. Faute de pouvoir facilement ­accoster n'importe où pour se ravitailler et trafiquer, la pêche illégale deviendra plus difficile, espère l'organisation internationale. Expert à la FAO, David Doulman concède que le nouveau traité ne sera guère efficace sans réelle volonté politique et dans un contexte de corruption généralisée. Mais il souligne que ce sont les Etats d'Afrique de l'Ouest et les petites îles du Pacifique, lassés de se faire piller par des navires battant pavillon de complaisance et armés par des Japonais, Coréens ou Européens, qui soutiennent le plus le nouvel accord international.
Nouveaux règlements européens
Par ailleurs, David Doulman fonde beaucoup d'espoirs sur la prise de conscience européenne. « Si le débouché numéro un se tarit, ce sera toujours un pas en avant », souligne-t-il. A partir du 1er janvier 2010, le nouveau règlement contre la pêche illégale introduit par l'Union européenne interdit l'importation de produits non certifiés comme issus de la pêche légale. Afin d'éviter que cela n'aboutisse à un trafic de tampons de complaisance, diverses mesures complètent cette exigence.
Et le 1er janvier entre aussi en vigueur le règlement « contrôle », qui renforce la surveillance des flottes européennes : balises VMS obligatoires dès 12 mètres, inscription des prises par électronique pour une communication en temps réel, multiplication des inspections et introduction d'un permis à points, qui permet de suspendre la licence de pêche en cas d'infractions répétées. Un cauchemar administratif qui hérisse les pêcheurs, lesquels oublient vite que l'effondrement du stock de cabillauds résulte largement des prises illégales dans les eaux européennes.
ANNE BAUER, Les Echos