Un article paru dans les Echos , ayant un intéressant point de vue , qui soulève la reflexion .
Daniel
Pourquoi il faut produire le monde [ 14/04/08 ] -
Le fleuve qui roule des flots indomptables, la source inépuisable qui gargouille sous les mousses, la forêt vierge de toute pénétration humaine, les hordes innombrables de rennes, de gnous ou d'éléphants, et la générosité surabondante de chaque printemps qui fait reverdir la végétation et gonfler les récoltes futures... Nous en sommes sortis. Jamais plus ces images de la prodigalité et de la gratuité souveraines de la nature ne seront nôtres. Le monde n'est pas seulement fini, il est petit, compté, et sera disputé. C'est notre chef-d'oeuvre. Nous devons l'assumer, et nous préparer à produire un monde qui ne sera pas sans que nous ne l'ayons voulu, pensé, choisi, financé.
Le défi est de taille, et pas seulement économique.
D'abord, il suppose une transformation accélérée de nos mentalités, pour anticiper, imaginer et concevoir. Il y a si longtemps qu'avoir chaud l'hiver et frais l'été, boire l'eau du robinet, disposer des fruits et légumes de son choix en toute saison, pouvoir se déplacer selon son envie et avoir accès à une nourriture abondante, diverse, de bonne qualité et à bas prix, nous semble aller de soi ! Ce n'est pas rien de prévoir que l'eau sera demain comptée, que la qualité des aliments se lira dans des prix de plus en plus diversifiés, que l'accès à l'espace lui aussi sera plus cher ou justifiera des files d'attente de plus en plus longues et que l'autonomie en énergie des immeubles, voire des véhicules à moteur, transformera les conditions du travail, de l'habitat et du déplacement. L'éclatement des classes moyennes est devant nous, la confrontation à des accès de plus en plus difficiles, compliqués et chers aux ressources naturelles, à l'espace, à un air sain, à une alimentation de qualité, est proche, et nous n'avons encore rien vu à cet égard.
Ensuite, il s'agit d'en finir avec les fantaisies régressives si répandues depuis que les nouvelles raretés, et d'abord celles de l'énergie, sont apparues, depuis aussi que la surabondance installée dans les sociétés occidentales débouche logiquement sur la saturation, voire la déception (tout ça pour ça ?). La décroissance, le retour à la nature (mais laquelle ?) ou à la terre, la limitation des activités humaines, l'arrêt du progrès et les autres fantaisies régressives qui retardent la prise de conscience du désastre environnemental proche n'ont aucune chance d'ouvrir les voies collectives d'un quelconque « no future » acceptable. Car, partout autour de nous, le monde est assoiffé de croissance, enchanté de consommation et d'accès au marché, car il se précipite dans un tourbillon d'activité qui ne promet en rien modération, renoncement et abstinence. Au point qu'il faut mesurer ce qu'il y a d'indécent dans certaines exigences européennes, vu de Pékin ou de Bombay. Au nom de quoi refuser aux trois ou quatre milliards d'hommes qui rêvent de consommation ce dont nous nous gavons depuis un demi-siècle, ce que nous leur avons promis pour rallier leurs soutiens et les enrôler dans notre cause ?
Enfin, nous n'avons pas le choix, nous qui nous félicitons qu'un humain sur deux sera porteur d'un téléphone cellulaire dans deux ans, nous qui nous empressons de diffuser partout les images irrésistibles de la consommation d'abondance et de la croissance sans limites, devenues notre monde, notre mode de conquête des esprits et des désirs.
Car notre triomphe comporte une obligation. Quand le désir unique du même mode de vie aura balayé le monde, six ou sept milliards d'humains vont vouloir de toutes leurs forces et un jour de toutes leurs armes, vivre comme nous - adopter un mode de vie hors du monde. Hors du monde ? Sans doute, puisque les ressources de la nature telles que nous les mobilisons jusqu'à aujourd'hui ne permettent pas à plus d'un milliard d'hommes de vivre comme, par exemple, un Américain moyen. Ce qui a permis aux hommes d'occuper des niches écologiques différentes, selon des modes de vie différents, et sans comparaison basée sur une échelle unique, et qui s'appelait l'éloignement, la séparation, la différence, a été balayé - nous l'avons balayé. Pêcheurs nomades tamouls ou vezos, éleveurs peuls vivant de lait, chasseurs de miel thaïs, tous aspirent désormais au portable, au 4 × 4 et à la « clim » aux mois chauds. Tous n'en auront pas ensemble et en même temps les moyens. Et nous sommes responsables de produire un monde qui leur permettra de satisfaire leurs désirs, parce que nous sommes responsables de ces désirs, ou plutôt, de l'unification du monde par un désir unique, qui peut signifier la guerre de tous contre tous, et la fin de l'espèce humaine.
Le défi n'est pas autre que ce que réchauffement climatique, pénuries alimentaires, disparition des espèces et dégradation du milieu nous répètent avec insistance à peu près chaque jour : les chances de survie de l'espèce humaine se réduisent de manière accélérée. Ce n'est pas la nature qu'il faut sauver, c'est l'homme qui est en danger, et qui devrait se mettre au premier rang des « endangered species », ces espèces menacées sur lesquelles la nature pose son regard minéral, sa radicale indifférence aux accidents des espèces.
C'est le défi de l'Occident, il devra payer, il devra travailler, et il devra surtout poursuivre le défi qu'obscurément, depuis la Renaissance, il s'est donné à lui-même, nous nous sommes donné à nous-mêmes : achever le projet libéral, celui de l'homme que ne détermine plus ni la nature, ni les éléments, ni quoi que ce soit qui lui soit extérieur ; faire de l'homme le dieu créateur de son monde, du monde partagé, désirable, et aimable. Il va de soi que le plus difficile n'est ni de le financer ni de le concevoir. C'est de le rêver jusqu'à le désirer assez fort pour le faire.
HERVÉ JUVIN est président d'Eurogroup Institute.