Le Point :

Thon rouge - Génocide pour des sushis

C'est la ruée vers l'or rouge en Méditerranée. Des milliers de thoniers s'apprêtent à prendre la mer pour pêcher bien au-delà des quotas autorisés. Les autorités européennes, mais aussi les associations vertes, ont armé une cinquantaine de navires de surveillance. Gare à la bataille navale !

Frédéric Lewino

Génocide pour des sushis

 

Le thon cru, c'est un régal des dieux. Pas le cube brunâtre et mou du genou qui est servi dans les restaurants japonais bon marché de France, mais le véritable thon rouge de Méditerranée, servi à Tokyo, luisant de graisse, parfumé aux embruns et fondant sur la langue. Surtout s'il a été découpé dans la ventrèche du poisson, appelé toro au Japon. Pour une seconde d'extase, les Japonais sont prêts à dépenser des centaines d'euros. Une folie qui ressemble à celle du caviar et qui pourrait avoir les mêmes effets que pour les esturgeons : la disparition du thon rouge. L'homme reste décidément incorrigible, incapable de protéger ce que son estomac adore.

Dans quelques jours, des milliers de thoniers et de pêcheurs prendront d'assaut la Méditerranée pour une nouvelle ruée vers l'or rouge, sourds à l'appel des scientifiques appelant à limiter les prises à 15 000 tonnes. L'Iccat (Commission internationale pour la conservation des thonidés de l'Atlantique), incapable de résister à la pression, a décrété un quota double de 28 500 tonnes. Et chacun sait que la pêche illégale fera grimper ce tonnage à plus de 50 000 tonnes, comme chaque année.

Avant d'être un régal des gastronomes, le thon rouge de Méditerranée (Thunnus thynnus) est un merveilleux poisson. Ce grand voyageur sillonne l'Atlantique, des mers chaudes à l'Arctique, avant de venir vivre ses amours en Méditerranée. Sa chair est celle d'un sportif dont les muscles sont gorgés d'hémoglobine. Les plus gros spécimens, longs de 4 mètres et pesant jusqu'à 680 kilos, peuvent atteindre les 72 kilomètres à l'heure. Pour un maximum d'efficacité, le thon maintient ses muscles internes à une température élevée. Pour cela, ses veines et ses artères sont regroupées, formant un échangeur de chaleur. Le sang artériel qui arrive froid des branchies est réchauffé au contact du sang veineux, avant d'irriguer les muscles.

Mais les pêcheurs se contrefichent de cette subtilité physiologique. Le thon, c'est du pognon. Ils ont inventé mille façons de l'attraper : les Français et les Italiens préfèrent les thoniers senneurs bardés d'électronique qui enferment leurs proies dans un filet, la senne. Les thons sont vendus vivants à des fermes (espagnoles, maltaises) qui les engraissent durant plusieurs mois avant leur départ pour le Japon. Les Espagnols préfèrent une pêche à la canne, à la ligne ou à la madrague (piège disposé dans les couloirs de migration). Autres grands pays de pêche : Malte, la Turquie, la Croatie et maintenant la Libye. La flotte française compte aussi des petits thoniers qui utilisent un filet semi-dérivant appelé tonnaille, mais considéré comme illégal par Bruxelles.

Bien sûr, tout le monde triche dans cette histoire. Les trois grandes organisations écologiques, Oceana, Greenpeace et le WWF, ont fourni une abondance de preuves en la matière. Selon l'expert Roberto Mielgo Bregazzi, en 2007, l'Italie, l'Espagne et la France auraient dépassé leurs quotas de 2007 de respectivement 7 663, 5 389 et 4 671 tonnes. Grâce à son directeur des pêches, Christian Ligeard, fermement décidé à revenir à « une tolérance zéro » , la France a été la première nation, l'an dernier, à déclarer à Bruxelles un dépassement de quotas. Celui-ci sera intégralement remboursé par des réductions de pêche étalées sur trois ans. Mais rien de tel pour les autres tricheurs, ce qui rend furieux Mourad Kahoul, président du Syndicat des thoniers de Méditerranée. « Les Italiens, les Espagnols explosent leur quota et on s'en fout ! J'ai demandé à Sarkozy que Barnier mouille sa chemise. » Les senneurs français sont d'autant plus furieux que, pour la première fois, ils ont reçu en 2008 un quota individuel. Autour de 120 tonnes par thonier, soit à peine de quoi amortir leurs bateaux. Est-ce eux qui viennent d'obtenir la peau de Ligeard ? En tout cas, le directeur des pêches vient d'être débarqué pour être remplacé par une fonctionnaire ne connaissant rien à la pêche.

Le Japon n'a que faire de la légalité des prises

En Espagne, c'est bien pis, selon Sergi Tudela, du WWF, qui accuse le gouvernement espagnol d'avoir sciemment sous-déclaré les prises de ses pêcheurs, preuves incontestables à l'appui. L'Italie, la Grèce, la Croatie, l'Algérie, la Tunisie, la Libye minorent également leurs prises. L'Europe a bien entamé des procédures contre sept Etats, mais avec la vitesse d'un escargot de mer... Il faut aussi parler des pratiques illégales des pays hors de l'UE. Ainsi, la Libye a repoussé très loin ses eaux territoriales pour englober le dernier grand site de reproduction des thons. Le massacre a commencé. Plusieurs armateurs français ont déjà abandonné leur port d'attache de Sète pour créer des joint-ventures avec des sociétés libyennes échappant de ce fait aux quotas européens. Le fils de Kadhafi est, paraît-il, dans le coup. Tout est donc à craindre.

Mais comme le crie Mourad Kahoul, sans receleur, il n'y aurait pas de voleurs. Le Japon achète tout, la pêche légale comme illégale. Il finance les fermes d'engraissement. Il fait chuter le cours du thon en jouant avec un trésor de guerre de 70 000 tonnes qu'il stocke dans des entrepôts à Tokyo. La baisse des prix pousse donc les pêcheurs à pêcher au-delà de leurs quotas pour rembourser leurs thoniers. Cette année, le gouvernement nippon a promis de limiter ses importations à 10 000 tonnes. Derrière cette apparente bonne volonté, Roberto Mielgo Bregazzi soupçonne une manoeuvre. En effet, ce chiffre ne concerne que le poisson acheté aux fermes d'engraissement. Pas celui acquis discrètement par les navires congélateurs auprès des pêcheurs. Tels des oiseaux de proie, les reefers (des porte-conteneurs réfrigérés) japonais tournent déjà autours des ports méditerranéens. Cette année, l'Iccat en a agréé six de plus, dont le « Lady Tuna », exploité par Mitsubishi Corp.

Quelle que soit la responsabilité des Japonais, cela n'exonère pas l'Iccat de son obligation de faire respecter les quotas, et l'UE de celle d'empêcher la tricherie de ses membres. Pour la première fois cette année, elles semblent enfin décidées à faire respecter la loi. Elles ont rassemblé une force de contrôle comprenant 16 avions, 49 navires et 50 inspecteurs à terre. Pas suffisant, clament les associations. Greenpeace enverra un de ses navires sur place et Oceana projette d'acquérir un second bâtiment de 42 mètres, le « Marviva Med », pour surveiller les thoniers. Au-delà de cette guerre marine, Oceana réclame la création d'un sanctuaire au sud des îles Baléares, où les thons pourront batifoler en paix, et la suspension de la pêche dans les autres zones de reproduction durant les semaines cruciales. Le WWF demande le désarmement de la moitié de la flottille européenne surcapacitaire. Greenpeace, plus sévère, exige un moratoire de trois à cinq ans de la pêche. Les associations seront-elles entendues ? On peut en douter, car si le thon, c'est bon, l'homme, lui, est vraiment trop con.