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LA MARSEILLAISE 09-nov-07

Patron pêcheur senneur à Sète, Bruno ne veut pas payer les pots cassés des

infractions aux quotas pour les autres.

Ce jour-là, sous l'éclat aiguisé du soleil, la mer est bleu foncé. Au loin,

les bras des grues semblent soutenir un ciel vierge de tout nuage. Soudain,

un vol de gabians gueulards traverse le ciel de Sète. Le vent souffle sur

le Golfe du Lion.

Pour les thoniers (Sète rassemble vingt-et-un des trente-sept thoniers

méditerranéens), le vent est l'ennemi de la pêche. Les bancs ou " mates "

de thons rouges ne sont en effet repérables que lorsque la mer est d'huile.

Et chaude. Sans goûter la friture, le thon rouge est un douillet. Il aime

nager dans des eaux confortables, dont la température affiche au moins 20

degrés. C'est alors qu'il remonte à la surface.

" Le temps peut changer très vite sur le Golfe du Lion, c'est pendant les

petites accalmies qu'on peut pêcher et il faut faire très vite ", déclare

Bruno (1), patron pêcheur sétois dans le métier depuis plus de trente ans.

La chose se vérifie évidemment toujours aujourd'hui où les thoniers de la

ville singulière partent pêcher au large de la zone de protection de pêche

libyenne, qui fournirait 60 % des ressources. Ils ne sont évidemment pas

les seuls sur cette zone de pêche. Les Italiens, les Espagnols, plus gros

pêcheurs de thon rouge avec la France, sont sur le coup.

Or même s'il y a de toute évidence des patrons pêcheurs peu vertueux en

France (on apprenait hier que le parquet de Montpellier avait ouvert une

enquête préliminaire, des soupçons de fraude sur les déclarations de pêche

pesant sur certains pêcheurs de thon sétois), Bruno refuse de porter le

chapeau pour les autres. Car les thoniers français sont dans la ligne de

mire de Bruxelles pour avoir pêché cette année 10 165 tonnes de thon, alors

que leur quota avait été fixé à 5 493 tonnes. Et que, s'alarment les

scientifiques, l'espèce, menacée par la surpêche, serait en danger. C'est

d'ailleurs aujourd'hui même que l'Iccat (Commission internationale pour la

conservation du thon) devrait fixer, à Ankara, les quotas pour la campagne

de pêche 2008.

Omerta sur " les fadas "

L'épuisement de la ressource ? Bruno est dubitatif. " Les scientifiques

s'acharnent à dire que le stock est en danger, or cette année on a fait

notre pêche en deux mois (ndlr la pêche a été limitée à deux mois) alors

qu'avant, jusqu'en 1985, on la faisait en dix mois. Et cela alors même

qu'on nous a interdit l'avion ", se défend-il. Le 11 juin dernier en effet,

l'Union européenne a interdit les vols de reconnaissance usités jusqu'alors

pour repérer les mates. Mais aussi le transbordement de la cargaison sur un

autre navire. Une pratique bien commode pour passer à travers les mailles

des quotas. Ni vu ni connu je t'embrouille. Ou presque. En surveillance à

la mi juin dans les eaux libyennes, l'ONG Greenpeace a observé un bateau

sétois se livrer à cette pratique. Malgré l'interdiction. En toute impunité.

Bruno n'a pas parlé de ces bateaux, respectant une omerta toute

méditerranéenne. Les eaux troubles conviennent mieux au secret. Même si

personne n'est dupe. Même s'il a, lui, une opinion bien arrêtée sur ces

types-là. Avec sa faconde et son accent si typiques de " l'île singulière

", il les appelle " des fadas ". A Sète, ces fadas sont fortunés. Et très

puissants.

Dans sa bouche, le mot est sévère. Il désigne ceux qui ne respectent pas la

ressource. Il n'est pas de ceux-là. D'où son amertume. " Aujourd'hui après

les efforts consentis depuis plusieurs années : un mois d'arrêt entier en

pleine saison de pêche (ndlr demandé par l'Iccat en 2000), la fin de la

pêche des thons de dix kilos, puis de six kilos, la mise en place dans

chaque navire d'un système de positionnement par satellite 24 h sur 24,

après nous être pliés à toutes ces contraintes, aujourd'hui on veut nous

éliminer ", peste-t-il. Il y a un an, l'Iccat avait en effet évoqué l'arrêt

de cette pêche pour quatre ans, " c'est hypocrite car on sait très bien

qu'un navire qui ne sort pas pendant deux ans est un navire foutu ".

Cacahuètes

Bruno relève une autre incohérence de taille. A partir des années 90,

l'Europe a incité les pêcheurs à moderniser la flotte avec comme objectifs

la sécurité, le confort des hommes, et la qualité de la marchandise. Des

aides ont été allouées. C'est l'époque où, après avoir pêché dans le Golfe

du Lion, vers Nice, le golfe de Gênes et la Corse, puis la Costa Brava, les

pêcheurs sétois viennent de découvrir la manne des Baléares. Dans cette

zone, les thons sont de " gros poissons ", qui pèsent de 250 à 450 kilos,

alors que depuis les années 60, la moyenne des prises était de quinze

kilos. Pour s'adapter à cette nouvelle pêche, qui intéresse alors au

premier chef les Japonais, très gros consommateurs de thon cru, les

thoniers français vont investir dans des bateaux- piscines, équipés de

cales emplies d'eau froide. Puis ils vont pratiquer une autre pêche : le

système des cages. Cette méthode, la plus lucrative, est pratiquée

aujourd'hui au large de la Libye. Le poisson est capturé grâce à une senne,

un filet de 1 800 mètres de long. Avant qu'il ne se referme tout à fait par

le bas, des plongeurs orientent les thons vers des cages circulaires,

ensuite remorquées jusqu'à " une ferme ", où ils sont engraissés, avec du

poisson frais et non avec des farines animales, précise Bruno. Avec son bel

accent, il produit alors cette belle tirade : "Eh ! On ne va pas les

engraisser avec des cacahouètes !… ". Les thons sont alors sortis lorsque

les cours sont au plus haut, et vendus, vivants, aux Japonais, pour une

qualité optimale et à prix d'or. " C'est là qu'on a commencé à gagner de

l'argent… ", affirme Bruno.

Incohérence

Reprenant son raisonnement, il interroge : " pourquoi avoir alloué des

fonds publics pour nous aider, jusqu'en 2005, à construire nos bateaux pour

aujourd'hui nous empêcher d'amortir nos armements ? Si en effet il y avait

un problème de ressources, on ne nous aurait pas autorisés ni aidés à

construire nos bateaux…. " dit-il très justement.

Pourtant, Bruno et d'autres estiment avoir été longtemps de bons élèves de

la pêche. Il raconte comment des thoniers sétois, dans les années 90,

s'étaient interrogés sur le bien fondé de capturer ces énormes thons des

Baléares, craignant de " se porter préjudice " car les poissons portaient

énormément d'œufs dans leur ventre. Mais les scientifiques les rassurèrent,

leur apprenant non seulement que les quatre cinquièmes de ces œufs étaient

inféconds, mais aussi qu'il s'agissait de thons en " fin de vie ", qui

avaient pu se reproduire des dizaines de fois. Et qu'il valait mieux

prélever cette population que celle de thons beaucoup plus jeunes. Bruno

s'emporte : " on veut aujourd'hui nous faire passer pour des délinquants et

des irresponsables auprès de l'opinion publique, et ensuite on pourra mieux

nous couper la tête… ".

" Ils pêchaient en abondance… "

Or, comme il dit avec malice, " les Espagnols sont de grands pêcheurs

devant l'Eternel ". Au sens propre comme au figuré. Lorsque les Français

débarquent aux Baléares, les trois quarts des bateaux espagnols n'ont pas

de licence de pêche. Pire. " Ils se font pilleurs des pilleurs ", raconte

Bruno. Installés depuis des années dans la zone, des navires coréens et

japonais y pêchent aux " long lines ", des lignes de cent quatre-vingt

kilomètres de long hérissées d'appâts pour les thons. La zone est

quadrillée. Les prises sont phénoménales. " Ils pêchaient en abondance,

sans contrôle et sans pavillon ", relève Bruno. Les Coréens et les Japonais

étant hors la loi, les Andalous se servent sur les lignes. Bref. Les

Français sont loin d'être les seuls responsables des dérives concernant la

pêche au thon rouge. Mais ils semblent bien seuls à payer la note. Salée.

Témoignage Catherine Vingtrinier

Photos David Maugendre et Bruno Isolda

(1). L'homme souhaite garder l'anonymat. A sa demande, le prénom a été changé.